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LA FAMILLE DRISCOLL

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Le clerc qui devait me conduire chez mes parents était un vieux petit bonhomme ratatiné, parcheminé, ridé, vêtu d'un habit noir râpé et lustré, cravaté de blanc; lorsque nous fûmes dehors il se frotta les mains frénétiquement en faisant craquer les articulations de ses doigts et de ses poignets, secoua ses jambes comme s'il voulait envoyer au loin ses bottes éculées et levant le nez en l'air, il aspira fortement le brouillard à plusieurs reprises, avec la béatitude d'un homme qui a été enfermé.

— Il trouve que ça sent bon, me dit Mattia en italien.

Le vieux bonhomme nous regarda, et sans nous parler, il nous fit «psit, psit», comme s'il s'était adressé à des chiens, ce qui voulait dire que nous devions marcher sur ses talons et ne pas le perdre.

Nous ne tardâmes pas à nous trouver dans une grande rue encombrée de voitures; il en arrêta au passage une dont le cocher au lieu d'être assis sur son siège derrière son cheval, était perché en l'air derrière et tout au haut d'une sorte de capote de cabriolet; je sus plus tard que cette voiture s'appelait un cab.

Il nous fit monter dans cette voiture qui n'était pas close par devant, et au moyen d'un petit judas ouvert dans la capote il engagea un dialogue avec le cocher; plusieurs fois le nom de Bethnal-Green fut prononcé et je pensai que c'était le nom du quartier dans lequel demeuraient mes parents; je savais que green en anglais veut dire vert et cela me donna l'idée que ce quartier devait être planté de beaux arbres, ce qui tout naturellement me fut très agréable; cela ne ressemblerait point aux vilaines rues de Londres si sombres et si tristes que nous avions traversées en arrivant; c'était très joli une maison dans une grande ville, entourée d'arbres.

La discussion fut assez longue entre notre conducteur et le cocher; tantôt c'était l'un qui se haussait au judas pour donner des explications, tantôt c'était l'autre qui semblait vouloir se précipiter de son siège par cette étroite ouverture pour dire qu'il ne comprenait absolument rien à ce qu'on lui demandait.

Mattia et moi nous étions tassés dans un coin avec Capi entre mes jambes, et, en écoutant cette discussion, je me disais qu'il était vraiment bien étonnant qu'un cocher ne parût pas connaître un endroit aussi joli que devait l'être Bethnal-Green; il y avait donc bien des quartiers verts à Londres? Cela était assez étonnant, car d'après ce que nous avions déjà vu, j'aurais plutôt cru à de la suie.

Nous roulons assez vite dans des rues larges, puis dans des rues étroites, puis dans d'autres rues larges, mais sans presque rien voir autour de nous, tant le brouillard qui nous enveloppe est opaque; il commence à faire froid, et cependant nous éprouvons un sentiment de gêne dans la respiration comme si nous étouffions. Quand je dis nous, il s'agit de Mattia et de moi, car notre guide paraît au contraire se trouver à son aise; en tout cas, il respire l'air fortement, la bouche ouverte, en reniflant, comme s'il était pressé d'emmagasiner une grosse provision d'air dans ses poumons, puis, de temps en temps, il continue à faire craquer ses mains et à détirer ses jambes. Est-ce qu'il est resté pendant plusieurs années sans remuer et sans respirer?

Malgré l'émotion qui m'enfièvre à la pensée que dans quelques instants, dans quelques secondes peut-être, je vais embrasser mes parents, mon père, ma mère, mes frères, mes sœurs, j'ai grande envie de voir la ville que nous traversons: n'est-ce pas ma ville, ma patrie?

Mais, j'ai beau ouvrir les yeux, je ne vois rien ou presque rien, si ce n'est les lumières rouges du gaz qui brûlent dans le brouillard, comme dans un épais nuage de fumée; c'est à peine si on aperçoit les lanternes des voitures que nous croisons, et, de temps en temps nous nous arrêtons court, pour ne pas accrocher ou pour ne pas écraser des gens qui encombrent les rues.

Nous roulons toujours; il y a déjà bien longtemps que nous sommes sortis de chez Greth and Galley; cela me confirme dans l'idée que mes parents demeurent à la campagne; bientôt sans doute nous allons quitter les rues étroites pour courir dans les champs.

Comme nous nous tenons la main, Mattia et moi, cette pensée que je vais retrouver mes parents me fait serrer la sienne; il me semble qu'il est nécessaire de lui exprimer que je suis son ami, en ce moment même, plus que jamais et pour toujours.

Mais au lieu d'arriver dans la campagne, nous entrons dans des rues plus étroites, et nous entendons le sifflet des locomotives.

Alors je prie Mattia de demander à notre guide si nous n'allons pas enfin arriver chez mes parents; la réponse de Mattia est désespérante: il prétend que le clerc de Greth and Galley a dit qu'il n'était jamais venu dans ce quartier de voleurs. Sans doute Mattia se trompe, il ne comprend pas ce qu'on lui a répondu. Mais il soutient que thieves, le mot anglais dont le clerc s'est servi, signifie bien voleurs en français, et qu'il en est sûr. Je reste un moment déconcerté, puis je me dis que si le clerc a peur des voleurs, c'est que justement nous allons entrer dans la campagne, et que le mot green qui se trouve après Bethnal, s'applique bien à des arbres et à des prairies. Je communique cette idée à Mattia, et la peur du clerc nous fait beaucoup rire: comme les gens qui ne sont pas sortis des villes sont bêtes!

Mais rien n'annonce la campagne: l'Angleterre n'est donc qu'une ville de pierre et de boue qui s'appelle Londres? Cette boue nous inonde dans notre voiture, elle jaillit jusque sur nous en plaques noires; une odeur infecte nous enveloppe depuis assez longtemps déjà; tout cela indique que nous sommes dans un vilain quartier, le dernier sans doute, avant d'arriver dans les prairies de Bethnal-Green. Il me semble que nous tournons sur nous-mêmes, et de temps en temps notre cocher ralentit sa marche, comme s'il ne savait plus où il est. Tout à coup, il s'arrête enfin brusquement, et notre judas s'ouvre.

Alors une conversation ou plus justement une discussion, s'engage: Mattia me dit qu'il croit comprendre que notre cocher ne veut pas aller plus loin, parce qu'il ne connaît pas son chemin; il demande des indications au clerc de Greth and Galley, et celui-ci continue à répondre qu'il n'est jamais venu dans ce quartier de voleurs: j'entends le mot thieves.

Assurément, ce n'est pas là Bethnal-Green.

Que va-t-il se passer?

La discussion continue par le judas, et c'est avec une égale colère que le cocher et le clerc s'envoient leurs répliques par ce trou.

Enfin, le clerc après avoir donné de l'argent au cocher qui murmure, descend du cab, et de nouveau, il nous fait «psit, psit»; il est clair que nous devons descendre à notre tour.

Nous voilà dans une rue fangeuse, au milieu du brouillard; une boutique est brillamment illuminée, et le gaz reflété par des glaces, par des dorures et par des bouteilles taillées à facettes, se répand dans la rue, où il perce le brouillard jusqu'au ruisseau: c'est une taverne, ou mieux ce que les Anglais nomment un gin palace, un palais dans lequel on vend de l'eau-de-vie de genièvre et aussi des eaux-de-vie de toutes sortes, qui, les unes comme les autres, ont pour même origine l'alcool de grain ou de betterave.

— Psit! psit! fait notre guide.

Et nous entrons avec lui dans ce gin palace. Décidément, nous avons eu tort de croire que nous étions dans un misérable quartier; je n'ai jamais vu rien de plus luxueux; partout des glaces et des dorures, le comptoir est en argent. Cependant, les gens qui se tiennent debout devant ce comptoir ou appuyés de l'épaule contre les murailles ou contre les tonneaux, sont déguenillés, quelques-uns n'ont pas de souliers, et leurs pieds nus qui ont pataugé dans la boue des cloaques, sont aussi noirs que s'ils avaient été cirés avec un cirage qui n'aurait pas encore eu le temps de sécher.

Sur ce beau comptoir en argent, notre guide se fait servir un verre d'une liqueur blanche qui sent bon, et, après l'avoir vidé d'un trait avec l'avidité qu'il mettait, quelques instants auparavant, à avaler le brouillard, il engage une conversation avec l'homme aux bras nus jusqu'au coude qui l'a servi.

Il n'est pas bien difficile de deviner qu'il demande son chemin, et je n'ai pas besoin d'interroger Mattia.

De nouveau nous cheminons sur les talons de notre guide; maintenant la rue est si étroite que malgré le brouillard nous voyons les maisons qui la bordent de chaque côté; des cordes sont tendues en l'air de l'une à l'autre de ces maisons, et çà et là des linges et des haillons pendent à ces cordes. Assurément ce n'est pas pour sécher qu'ils sont là.

Où allons-nous? Je commence à être inquiet, et de temps en temps Mattia me regarde; cependant il ne m'interroge pas.

De la rue nous sommes passés dans une ruelle, puis dans une cour, puis dans une ruelle encore; les maisons sont plus misérables que dans le plus misérable village de France; beaucoup sont en planches comme des hangars ou des étables, et cependant ce sont bien des maisons; des femmes tête nue, et des enfants grouillent sur les seuils.

Quand une faible lueur nous permet de voir un peu distinctement autour de nous, je remarque que ces femmes sont pâles, leurs cheveux d'un blond de lin pendent sur leurs épaules; les enfants sont presque nus et les quelques vêtements qu'ils ont sur le dos sont en guenilles: dans une ruelle, nous trouvons des porcs qui farfouillent dans le ruisseau stagnant, d'où se dégage une odeur fétide.

Notre guide ne tarde pas à s'arrêter; assurément il est perdu; mais à ce moment vient à nous un homme vêtu d'une longue redingote bleue et coiffé d'un chapeau garni de cuir verni; autour de son poignet, est passé un galon noir et blanc; un étui est suspendu à sa ceinture; c'est un homme de police, un policeman.

Une conversation s'engage, et bientôt nous nous remettons en route, précédés du policeman; nous traversons des ruelles, des cours, des rues tortueuses; il me semble que çà et là des maisons sont effondrées.

Enfin nous nous arrêtons dans une cour dont le milieu est occupé par une petite mare.

Red lion court, dit le policeman.

Ces mots que j'ai entendu prononcer plusieurs fois déjà signifient: «Cour du Lion-Rouge», m'a dit Mattia.

Pourquoi nous arrêtons-nous? Il est impossible que nous soyons à Bethnal-Green; est-ce que c'est dans cette cour que demeurent mes parents? Mais alors?...

Je n'ai pas le temps d'examiner ces questions qui passent devant mon esprit inquiet; le policeman a frappé à la porte d'une sorte de hangar en planches et notre guide le remercie; nous sommes donc arrivés.

Mattia, qui ne m'a pas lâché la main, me la serre, et je serre la sienne.

Nous nous sommes compris: l'angoisse qui étreint mon cœur étreint le sien aussi.

J'étais tellement troublé que je ne sais trop comment la porte à laquelle le policeman avait frappé nous fut ouverte, mais à partir du moment où nous fûmes entrés dans une vaste pièce qu'éclairaient une lampe et un feu de charbon de terre brûlant dans une grille, mes souvenirs me reviennent.

Devant ce feu, dans un fauteuil en paille qui avait la forme d'une niche de saint, se tenait immobile comme une statue un vieillard à barbe blanche, la tête couverte d'un bonnet noir; en face l'un de l'autre, mais séparés par une table, étaient assis un homme et une femme; l'homme avait quarante ans environ, il était vêtu d'un costume de velours gris, sa physionomie était intelligente mais dure; la femme, plus jeune de cinq ou six ans, avait des cheveux blonds qui pendaient sur un châle à carreaux blancs et noirs croisé autour de sa poitrine; ses yeux n'avaient pas de regard et l'indifférence ou l'apathie était empreinte sur son visage qui avait dû être beau, comme dans ses gestes indolents; dans la pièce se trouvaient quatre enfants, deux garçons et deux filles, tous blonds, d'un blond de lin comme leur mère; l'aîné des garçons paraissait être âgé de onze ou douze ans; la plus jeune des petites filles avait trois ans à peine, elle marchait en se traînant à terre.

Je vis tout cela d'un coup d'œil et avant que notre guide, le clerc de Greth and Galley, eût achevé de parler.

Que dit-il? Je l'entendis à peine et je ne le compris pas du tout; le nom de Driscoll, mon nom m'avait dit l'homme d'affaires, frappa seulement mon oreille.

Tous les yeux s'étaient tournés vers Mattia et vers moi, même ceux du vieillard immobile; seule la petite fille prêtait attention à Capi.

— Lequel de vous deux est Remi? demanda en français l'homme au costume de velours gris.

Je m'avançai d'un pas.

— Moi, dis-je.

— Alors, embrasse ton père, mon garçon.

Quand j'avais pensé à ce moment, je m'étais imaginé que j'éprouverais un élan qui me pousserait dans les bras de mon père; je ne trouvai pas cet élan en moi. Cependant je m'avançai et j'embrassai mon père.

— Maintenant, me dit-il, voilà ton grand-père, ta mère, tes frères et tes sœurs.

J'allai à ma mère tout d'abord et la pris dans mes bras; elle me laissa l'embrasser, mais elle-même elle ne m'embrassa point, elle me dit seulement deux ou trois paroles que je ne compris pas.

— Donne une poignée de main à ton grand-père, me dit mon père, et vas-y doucement: il est paralysé.

Je donnai aussi la main à mes deux frères et à ma sœur aînée; je voulus prendre la petite dans mes bras, mais comme elle était occupée à flatter Capi, elle me repoussa.

Tout en allant ainsi de l'un à l'autre, j'étais indigné contre moi-même: eh quoi! je ne ressentais pas plus de joie à me retrouver enfin dans ma famille; j'avais un père, une mère, des frères, des sœurs, j'avais un grand-père, j'étais réuni à eux et je restais froid; j'avais attendu ce moment avec une impatience fiévreuse, j'avais été fou de joie en pensant que moi aussi j'allais avoir une famille, des parents à aimer, qui m'aimeraient, et je restais embarrassé, les examinant tous curieusement, et ne trouvant rien en mon cœur à leur dire, pas une parole de tendresse. J'étais donc un monstre? Je n'étais donc pas digne d'avoir une famille?

Si j'avais trouvé mes parents dans un palais au lieu de les trouver dans un hangar, n'aurais-je pas éprouvé pour eux ces sentiments de tendresse que quelques heures auparavant je ressentais en mon cœur pour un père et une mère que je ne connaissais pas, et que je ne pouvais pas exprimer à un père et à une mère que je voyais?

Cette idée m'étouffa de honte: revenant devant ma mère, je la pris de nouveau dans mes bras et je l'embrassai à pleines lèvres: sans doute elle ne comprit pas ce qui provoquait cet élan, car au lieu de me rendre mes baisers, elle me regarda de son air indolent, puis s'adressant à son mari, mon père, en haussant doucement les épaules, elle lui dit quelques mots que je ne compris pas, mais qui firent rire celui-ci: cette indifférence d'une part et d'autre part ce rire me serrèrent le cœur à le briser, il me semblait que cette effusion de tendresse ne méritait pas qu'on la reçût ainsi.

Mais on ne me laissa pas le temps de me livrer à mes impressions.

— Et celui-là, demanda mon père en désignant Mattia, quel est-il?

J'expliquai quels liens m'attachaient à Mattia, et je le fis en m'efforçant de mettre dans mes paroles un peu de l'amitié que j'éprouvais, et aussi en tâchant d'expliquer la reconnaissance que je lui devais.

— Bon, dit mon père, il a voulu voir du pays.

J'allais répondre; Mattia me coupa la parole:

— Justement, dit-il.

— Et Barberin? demanda mon père. Pourquoi donc n'est-il pas venu?

J'expliquai que Barberin était mort, ce qui avait été une grande déception pour moi lorsque nous étions arrivés à Paris, après avoir appris à Chavanon par mère Barberin que mes parents me cherchaient.

Alors mon père traduisit à ma mère ce que je venais de dire et je crus comprendre que celle-ci répondit que c'était très bon ou très bien; en tous cas elle prononça à plusieurs reprises les mots well et good que je connaissais. Pourquoi était-il bon et bien que Barberin fût mort? ce fut ce que je me demandai sans trouver de réponse à cette question.

— Tu ne sais pas l'anglais? me demanda mon père.

— Non; je sais seulement le français et aussi l'italien pour l'avoir appris avec un maître à qui Barberin m'avait loué.

— Vitalis?

— Vous avez su...

— C'est Barberin qui m'a dit son nom, lorsqu'il y a quelque temps je me suis rendu en France pour te chercher. Mais tu dois être curieux de savoir comment nous ne t'avons pas cherché pendant treize ans, et comment tout à coup nous avons eu l'idée d'aller trouver Barberin.

— Oh! oui, très curieux, je vous assure, bien curieux.

— Alors viens là auprès du feu, je vais te conter cela.

En entrant j'avais déposé ma harpe contre la muraille, je débouclai mon sac et pris la place qui m'était indiquée.

Mais comme j'étendais mes jambes crottées et mouillées devant le feu, mon grand-père cracha de mon côté sans rien dire, à peu près comme un vieux chat en colère; je n'eus pas besoin d'autre explication pour comprendre que je le gênais, et je retirai mes jambes.

— Ne fais pas attention, dit mon père, le vieux n'aime pas qu'on se mette devant son feu, mais si tu as froid chauffe-toi; il n'y a pas besoin de se gêner avec lui.

Je fus abasourdi d'entendre parler ainsi de ce vieillard à cheveux blancs; il me semblait que si l'on devait se gêner avec quelqu'un, c'était précisément avec lui; je tins donc mes jambes sous ma chaise.

— Tu es notre fils aîné, me dit mon père, et tu es né un an après mon mariage avec ta mère. Quand j'épousai ta mère, il y avait une jeune fille qui croyait que je la prendrais pour femme, et à qui ce mariage inspira une haine féroce contre celle qu'elle considérait comme sa rivale. Ce fut pour se venger que le jour juste où tu atteignais tes six mois, elle te vola et t'emporta en France, à Paris, où elle t'abandonna dans la rue. Nous fîmes toutes les recherches possibles, mais cependant sans aller jusqu'à Paris, car nous ne pouvions pas supposer qu'on t'avait porté si loin. Nous ne te retrouvâmes point, et nous te croyions mort et perdu à jamais, lorsqu'il y a trois mois, cette femme, atteinte d'une maladie mortelle, révéla, avant de mourir, la vérité. Je partis aussitôt pour la France et j'allai chez le commissaire de police du quartier dans lequel tu avais été abandonné. Là on m'apprit que tu avais été adopté par un maçon de la Creuse, celui-là même qui t'avait trouvé, et aussitôt je me rendis à Chavanon. Barberin me dit qu'il t'avait loué à Vitalis, un musicien ambulant et que tu parcourais la France avec celui-ci. Comme je ne pouvais pas rester en France et me mettre à la poursuite de Vitalis, je chargeai Barberin de ce soin et lui donnai de l'argent pour venir à Paris. En même temps je lui recommandais d'avertir les gens de loi qui s'occupent de mes affaires, MM. Greth et Galley, quand il t'aurait retrouvé. Si je ne lui donnai point mon adresse ici, c'est que nous n'habitons Londres que dans l'hiver; pendant la belle saison nous parcourons l'Angleterre et l'Ecosse pour notre commerce de marchands ambulants avec nos voitures et notre famille. Voilà, mon garçon, comment tu as été retrouvé, et comment après treize ans, tu reprends ici ta place, dans la famille. Je comprends que tu sois un peu effarouché car tu ne nous connais pas, et tu n'entends pas ce que nous disons de même que tu ne peux pas te faire entendre; mais j'espère que tu l'habitueras vite.

Oui sans doute, je m'habituerais vite; n'était-ce pas tout naturel puisque j'étais dans ma famille, et que ceux avec qui j'allais vivre étaient mes père et mère, mes frères et sœurs?

Les beaux langes n'avaient pas dit vrai; pour mère Barberin, pour Lise, pour le père Acquin, pour ceux qui m'avaient secouru c'était un malheur; je ne pourrais pas faire pour eux ce que j'avais rêvé, car des marchands ambulants, alors surtout qu'ils demeurent dans un hangar, ne doivent pas être bien riches; mais pour moi qu'importait après tout: j'avais une famille et c'était un rêve d'enfant de s'imaginer que la fortune serait ma mère: tendresse vaut mieux que richesse: ce n'était pas d'argent que j'avais besoin, c'était d'affection.

Pendant que j'écoutais le récit de mon père, n'ayant des yeux et des oreilles que pour lui, on avait dressé le couvert sur la table: des assiettes à fleurs bleues, et dans un plat en métal un gros morceau de bœuf cuit au four avec des pommes de terre tout autour.

— Avez-vous faim, les garçons? nous demanda mon père en s'adressant à Mattia et à moi.

Pour toute réponse, Mattia montra ses dents blanches.

— Eh bien, mettons-nous à table, dit mon père.

Mais avant de s'asseoir, il poussa le fauteuil de mon grand-père jusqu'à la table. Puis prenant place lui-même le dos au feu, il commença à couper le roast-beef et il nous en servit à chacun une belle tranche accompagnée de pommes de terre.

Quoique je n'eusse pas été élevé dans des principes de civilité, ou plutôt pour dire vrai, bien que je n'eusse pas été élevé du tout, je remarquai que mes frères et ma sœur aînée mangeaient le plus souvent avec leurs doigts, qu'ils trempaient dans la sauce et qu'ils léchaient sans que mon père ni ma mère parussent s'en apercevoir; quant à mon grand-père, il n'avait d'attention que pour son assiette, et la seule main dont il pût se servir allait continuellement de cette assiette à sa bouche; quand il laissait échapper un morceau de ses doigts tremblants mes frères se moquaient de lui.

Le souper achevé, je crus que nous allions passer la soirée devant le feu; mais mon père me dit qu'il attendait des amis, et que nous devions nous coucher; puis, prenant une chandelle, il nous conduisit dans une remise qui tenait à la pièce où nous avions mangé: là se trouvaient deux de ces grandes voitures qui servent ordinairement aux marchands ambulants. Il ouvrit la porte de l'une et nous vîmes qu'il s'y trouvait deux lits superbes.

— Voilà vos lits, dit-il; dormez bien.

Telle fut ma réception dans ma famille, — la famille Driscoll.


 

 

XIV

PÈRE ET MÈRE HONORERAS

 

Mon père en se retirant, nous avait laissé la chandelle, mais il avait fermé en dehors la porte de notre voiture: nous n'avions donc qu'à nous coucher; ce que nous fîmes au plus vite, sans bavarder comme nous en avions l'habitude tous les soirs, et sans nous raconter nos impressions de cette journée si remplie.

— Bonsoir, Remi, me dit Mattia.

— Bonsoir, Mattia.

Mattia n'avait pas plus envie de parler que je n'en avais envie moi-même, et je fus heureux de son silence.

Mais n'avoir pas envie de parler n'est pas avoir envie de dormir; la chandelle éteinte, il me fut impossible de fermer les yeux, et je me mis à réfléchir à tout ce qui venait de se passer, en me tournant et me retournant dans mon étroite couchette.

Tout en réfléchissant, j'entendais Mattia, qui occupait la couchette placée au-dessus de la mienne, s'agiter et se tourner aussi, ce qui prouvait qu'il ne dormait pas mieux que moi.

— Tu ne dors pas? lui dis-je à voix basse.

— Non, pas encore.

— Es-tu mal?

— Non, je te remercie, je suis très bien, au contraire, seulement tout tourne autour de moi, comme si j'étais encore sur la mer, et la voiture s'élève et s'enfonce, en roulant de tous côtés.

Etait-ce seulement le mal de mer qui empêchait Mattia de s'endormir? les pensées qui le tenaient éveillé n'étaient-elles pas les mêmes que les miennes? il m'aimait assez, et nous étions assez étroitement unis de cœur comme d'esprit pour qu'il sentît ce que je sentais moi-même.

Le sommeil ne vint pas, et le temps en s'écoulant, augmenta l'effroi vague qui m'oppressait: tout d'abord je n'avais pas bien compris l'impression qui dominait en moi parmi toutes celles qui se choquaient dans ma tête en une confusion tumultueuse, mais maintenant je voyais que c'était la peur. Peur de quoi? Je n'en savais rien, mais enfin j'avais peur. Et ce n'était pas d'être couché dans cette voiture, au milieu de ce quartier misérable de Bethnal-Green que j'étais effrayé. Combien de fois dans mon existence vagabonde avais-je passé des nuits n'étant pas protégé comme je l'étais en ce moment. J'avais conscience d'être à l'abri de tout danger, et cependant j'étais épouvanté; plus je me raidissais contre cette épouvante, moins je parvenais à me rassurer.

Les heures s'écoulèrent les unes après les autres sans que je pusse me rendre compte de l'avancement de la nuit, car il n'y avait pas aux environs d'horloges qui sonnassent: tout à coup j'entendis un bruit assez fort à la porte de la remise, qui ouvrait sur une autre rue que la cour du Lion-Rouge; puis après plusieurs appels frappés à intervalles réguliers, une lueur pénétra dans notre voiture.

Surpris, je regardai vivement autour de moi, tandis que Capi, qui dormait contre ma couchette, se réveillait pour gronder; je vis alors que cette lueur nous arrivait par une petite fenêtre pratiquée dans la paroi de notre voiture, contre laquelle nos lits étaient appliqués et que je n'avais pas remarquée en me couchant parce qu'elle était recouverte à l'intérieur par un rideau; une moitié de cette fenêtre se trouvait dans le lit de Mattia, l'autre moitié dans le mien. Ne voulant pas que Capi réveillât toute la maison, je lui posai une main sur la gueule, puis je regardai au dehors.

Mon père, entré sous la remise, avait vivement et sans bruit ouvert la porte de la rue, puis il l'avait refermée de la même manière après l'entrée de deux hommes lourdement chargés de ballots qu'ils portaient sur leurs épaules.

Alors il posa un doigt sur ses lèvres et de son autre main qui tenait une lanterne sourde à volets, il montra la voiture dans laquelle nous étions couchés; cela voulait dire qu'il ne fallait pas faire de bruit de peur de nous réveiller.

Cette attention me toucha et j'eus l'idée de lui crier qu'il n'avait pas besoin de se gêner pour moi, attendu que je ne dormais pas, mais comme ç'aurait été réveiller Mattia, qui lui dormait tranquillement sans doute, je me tus.

Mon père aida les deux hommes à se décharger de leurs ballots, puis il disparut un moment et revint bientôt avec ma mère. Pendant son absence, les hommes avaient ouvert leurs paquets; l'un était plein de pièces d'étoffes; dans l'autre se trouvaient des objets de bonneterie, des tricots, des caleçons, des bas, des gants.

Alors je compris ce qui tout d'abord m'avait étonné: ces gens étaient des marchands qui venaient vendre leurs marchandises à mes parents.

Mon père prenait chaque objet, l'examinait à la lumière de sa lanterne, et le passait à ma mère qui avec des petits ciseaux coupait les étiquettes, qu'elle mettait dans sa poche.

Cela me parut bizarre, de même que l'heure choisie pour cette vente me paraissait étrange.

Tout en procédant à cet examen, mon père adressait quelques paroles à voix basse aux hommes qui avaient apporté ces ballots: si j'avais su l'anglais, j'aurais peut-être entendu ces paroles, mais on entend mal ce qu'on ne comprend pas; il n'y eut guère que le mot policemen, plusieurs fois répété, qui frappa mon oreille.

Lorsque le contenu des ballots eut été soigneusement visité, mes parents et les deux hommes sortirent de la remise pour entrer dans la maison, et de nouveau l'obscurité se fit autour de nous; il était évident qu'ils allaient régler leur compte.

Je voulus me dire qu'il n'y avait rien de plus naturel que ce que je venais de voir, cependant je ne pus pas me convaincre moi-même, si grande que fût ma bonne volonté: pourquoi ces gens venant chez mes parents n'étaient-ils pas entrés par la cour du Lion-Rouge? Pourquoi avait-on parlé de la police à voix basse comme si l'on craignait d'être entendu du dehors? Pourquoi ma mère avait-elle coupé les étiquettes qui pendaient après les effets qu'elle achetait?

Ces questions n'étaient pas faites pour m'endormir, et comme je ne leur trouvais pas de réponse, je tâchais de les chasser de mon esprit, mais c'était en vain. Après un certain temps, je vis de nouveau la lumière emplir notre voiture, et de nouveau je regardai par la fente de mon rideau; mais cette fois ce fut malgré moi et contre ma volonté, tandis que la première j'avais été tout naturellement pour voir et savoir. Maintenant je me disais que je ne devrais pas regarder, et cependant je regardai. Je me disais qu'il vaudrait mieux sans doute ne pas savoir, et cependant je voulus voir.

Mon père et ma mère étaient seuls; tandis que ma mère faisait rapidement deux paquets des objets apportés, mon père balayait un coin de la remise; sous le sable sec qu'il enlevait à grands coups de balai apparut bientôt une trappe: il la leva; puis comme ma mère avait achevé de ficeler les deux ballots il les descendit par cette trappe dans une cave dont je ne vis pas la profondeur, tandis que ma mère l'éclairait avec la lanterne; les deux ballots descendus, il remonta, ferma la trappe et avec son balai replaça dessus le sable qu'il avait enlevé; quand il eut achevé sa besogne il fut impossible de voir où se trouvait l'ouverture de cette trappe; sur le sable ils avaient tous les deux semé des brins de paille comme il y en avait partout sur le sol de la remise.

Ils sortirent.

Au moment où ils fermaient doucement la porte de la maison, il me sembla que Mattia remuait dans sa couchette, comme s'il reposait sa tête sur l'oreiller.

Avait-il vu ce qui venait de se passer?

Je n'osai le lui demander: ce n'était plus une épouvante vague qui m'étouffait; je savais maintenant pourquoi j'avais peur: des pieds à la tête j'étais baigné dans une sueur froide.

Je restai ainsi pendant toute la nuit; un coq, qui chanta dans le voisinage, m'annonça l'approche du matin; alors seulement je m'endormis, mais d'un sommeil lourd et fiévreux, plein de cauchemars anxieux qui m'étouffaient.

Un bruit de serrure me réveilla, et la porte de notre voiture fut ouverte; mais, m'imaginant que c'était mon père qui venait nous prévenir qu'il était temps de nous lever, je fermai les yeux pour ne pas le voir.

— C'est ton frère, me dit Mattia, qui nous donne la liberté; il est déjà parti.

Nous nous levâmes alors; Mattia ne me demanda pas si j'avais bien dormi, et je ne lui adressai aucune question; comme il me regardait à un certain moment, je détournai les yeux.

Il fallut entrer dans la cuisine, mais mon père ni ma mère ne s'y trouvaient point; mon grand-père était devant le feu, assis dans son fauteuil, comme s'il n'avait pas bougé depuis la veille, et ma sœur aînée, qui s'appelait Annie, essuyait la table, tandis que mon plus grand frère Allen balayait la pièce.

J'allai à eux pour leur donner la main, mais ils continuèrent leur besogne sans me répondre.

J'arrivai alors à mon grand-père, mais il ne me laissa point approcher, et comme la veille, il cracha de mon côté, ce qui m'arrêta court.

— Demande donc, dis-je à Mattia, à quelle heure je verrai mon père et ma mère ce matin.

Mattia fit ce que je lui disais, et mon grand-père en entendant parler anglais se radoucit; sa physionomie perdit un peu de son effrayante fixité et il voulut bien répondre.

— Que dit-il? demandai-je.

— Que ton père est sorti pour toute la journée, que ta mère dort et que nous pouvons aller nous promener.

— Il n'a dit que cela? demandai-je, trouvant cette traduction bien courte.

Mattia parut embarrassé.

— Je ne sais pas si j'ai bien compris le reste, dit-il.

— Dis ce que tu as compris.

— Il me semble qu'il a dit que si nous trouvions une bonne occasion en ville il ne fallait pas la manquer, et puis il a ajouté, cela j'en suis sûr: «Retiens ma leçon: il faut vivre aux dépens des imbéciles.»

Sans doute mon grand-père devinait ce que Mattia m'expliquait, car à ces derniers mots il fit de sa main qui n'était pas paralysée le geste de mettre quelque chose dans sa poche et en même temps il cligna de l'œil.

— Sortons, dis-je à Mattia.

Pendant deux ou trois heures, nous nous promenâmes aux environs de la cour du Lion-Rouge, n'osant pas nous éloigner de peur de nous égarer; et le jour Bethnal-Green me parut encore plus affreux qu'il ne s'était montré la veille dans la nuit: partout dans les maisons aussi bien que dans les gens, la misère avec ce qu'elle a de plus attristant.

Nous regardions, Mattia et moi, mais nous ne disions rien.

Tournant sur nous-mêmes, nous nous trouvâmes à l'un des bouts de notre cour et nous rentrâmes.

Ma mère avait quitté sa chambre; de la porte je l'aperçus la tête appuyée sur la table: m'imaginant qu'elle était malade, je courus à elle pour l'embrasser, puisque je ne pouvais pas lui parler.

Je la pris dans mes bras, elle releva la tête en la balançant, puis elle me regarda, mais assurément sans me voir; alors je respirai une odeur de genièvre qu'exhalait son haleine chaude. Je reculai. Elle laissa retomber sa tête sur ses deux bras étalés sur la table.

Gin, dit mon grand-père.

Et il me regarda en ricanant, disant quelques mots que je ne compris pas.

Tout d'abord je restai immobile comme si j'étais privé de sentiment, puis après quelques secondes je regardai Mattia, qui lui-même me regardait avec des larmes dans les yeux.

Je lui fis un signe et de nouveau nous sortîmes.

Pendant assez longtemps nous marchâmes côte à côte, nous tenant par la main, ne disant rien et allant droit devant nous sans savoir où nous nous dirigions.

— Où donc veux-tu aller ainsi? demanda Mattia avec une certaine inquiétude.

— Je ne sais pas; quelque part où nous pourrons causer; j'ai à te parler, et ici, dans cette foule, je ne pourrais pas.

En effet, dans ma vie errante, par les champs et par les bois, je m'étais habitué, à l'école de Vitalis, à ne jamais rien dire d'important quand nous nous trouvions au milieu d'une rue de ville ou de village, et lorsque j'étais dérangé par les passants je perdais tout de suite mes idées: or, je voulais parler à Mattia sérieusement en sachant bien ce que je dirais.

Au moment où Mattia me posait cette question, nous arrivions dans une rue plus large que les ruelles d'où nous sortions, et il me sembla apercevoir des arbres au bout de cette rue: c'était peut-être la campagne: nous nous dirigeâmes de ce côté. Ce n'était point la campagne, mais c'était un parc immense avec de vastes pelouses vertes et des bouquets de jeunes arbres çà et là. Nous étions là à souhait pour causer.

Ma résolution était bien prise, et je savais ce que je voulais dire:

— Tu sais que je t'aime, mon petit Mattia, dis-je à mon camarade aussitôt que nous fûmes assis dans un endroit écarté et abrité, et tu sais bien, n'est-ce pas, que c'est par amitié que je t'ai demandé de m'accompagner chez mes parents. Tu ne douteras donc pas de mon amitié, n'est-ce pas, quoi que je te demande.

— Que tu es bête! répondit-il en s'efforçant de sourire.

— Tu voudrais rire pour que je ne m'attendrisse pas, mais cela ne fait rien, si je m'attendris; avec qui puis-je pleurer si ce n'est avec toi?

Et me jetant dans les bras de Mattia, je fondis en larmes; jamais je ne m'étais senti si malheureux quand j'étais seul, perdu au milieu du vaste monde.

Après une crise de sanglots, je m'efforçai de me calmer; ce n'était pas pour me faire plaindre par Mattia que je l'avais amené dans ce parc, ce n'était pas pour moi, c'était pour lui.

— Mattia, lui dis-je, il faut partir, il faut retourner en France.

— Te quitter, jamais!

— Je savais bien à l'avance que ce serait là ce que tu me répondrais, et je suis heureux, bien heureux, je t'assure, que tu m'aies dit que tu ne me quitterais jamais, cependant il faut me quitter, il faut retourner en France, en Italie, où tu voudras, peu importe, pourvu que tu ne restes pas en Angleterre.

— Et toi, où veux-tu aller? où veux-tu que nous allions?

— Moi! Mais il faut que je reste ici, à Londres, avec ma famille; n'est-ce pas mon devoir d'habiter près de mes parents? Prends ce qui nous reste d'argent et pars.

— Ne dis pas cela, Remi, s'il faut que quelqu'un parte, c'est toi, au contraire.

— Pourquoi?

— Parce que...

Il n'acheva pas et détourna les yeux devant mon regard interrogateur.

— Mattia, réponds-moi en toute sincérité, franchement, sans ménagement pour moi, sans peur; tu ne dormais pas cette nuit? tu as vu?

Il tint ses yeux baissés, et d'une voix étouffée:

— Je ne dormais pas, dit-il.

— Qu'as-tu vu?

— Tout.

— Et as-tu compris?

— Que ceux qui vendaient ces marchandises ne les avaient pas achetées. Ton père les a grondés d'avoir frappé à la porte de la remise et non à celle de la maison; ils ont répondu qu'ils étaient guettés par les policemen.

— Tu vois donc bien qu'il faut que tu partes, lui dis-je.

— S'il faut que je parte, il faut que tu partes aussi, cela n'est pas plus utile pour l'un que pour l'autre.

— Quand je t'ai demandé de m'accompagner, je croyais, d'après ce que m'avait dit mère Barberin, et aussi d'après mes rêves, que ma famille pourrait nous faire instruire tous les deux, et que nous ne nous séparerions pas; mais les choses ne sont pas ainsi; le rêve était... un rêve; il faut donc que nous nous séparions.

— Jamais!

— Ecoute-moi bien, comprends-moi, et n'ajoute pas à mon chagrin. Si à Paris nous avions rencontré Garofoli, et si celui-ci t'avait repris, tu n'aurais pas voulu, n'est-ce pas, que je restasse avec toi, et ce que je te dis en ce moment, tu me l'aurais dit.

Il ne répondit pas.

— Est-ce vrai? dis-moi si c'est vrai.

Après un moment de réflexion il parla:

— A ton tour écoute-moi, dit-il, écoute-moi bien: quand, à Chavanon, tu m'as parlé de ta famille qui te cherchait, cela m'a fait un grand chagrin; j'aurais dû être heureux de savoir que tu allais retrouver tes parents, j'ai été au contraire fâché. Au lieu de penser à ta joie et à ton bonheur, je n'ai pensé qu'à moi: je me suis dit que tu aurais des frères et des sœurs que tu aimerais comme tu m'aimais, plus que moi peut-être, des frères et des sœurs riches, bien élevés, instruits, des beaux messieurs, des belles demoiselles, et j'ai été jaloux. Voilà ce qu'il faut que tu saches, voilà la vérité qu'il faut que je te confesse pour que tu me pardonnes, si tu peux me pardonner d'aussi mauvais sentiments.

— Oh! Mattia!

— Dis, dis-moi que tu me pardonnes.

— De tout mon cœur; j'avais bien vu ton chagrin, je ne t'en ai jamais voulu.

— Parce que tu es bête; tu es une trop bonne bête; il faut en vouloir à ceux qui sont méchants, et j'ai été méchant. Mais si tu me pardonnes, parce que tu es bon, moi, je ne me pardonne pas, parce que moi, je ne suis pas bon. Tu ne sais pas tout encore: je me disais: je vais avec lui en Angleterre parce qu'il faut voir; mais quand il sera heureux, bien heureux, quand il n'aura plus le temps de penser à moi, je me sauverai, et, sans m'arrêter, je m'en irai jusqu'à Lucca pour embrasser Cristina. Mais voilà qu'au lieu d'être riche et heureux, comme nous avions cru que tu le serais, tu n'es pas riche et tu es... c'est-à-dire tu n'es pas ce que nous avions cru; alors je ne dois pas partir, et ce n'est pas Cristina, ce n'est pas ma petite sœur que je dois embrasser, c'est mon camarade, c'est mon ami, c'est mon frère, c'est Remi.

Disant cela, il me prit la main et me l'embrassa; alors les larmes emplirent mes yeux, mais elles ne furent plus amères et brûlantes comme celles que je venais de verser.

Cependant, si grande que fût mon émotion, elle ne me fît pas abandonner mon idée:

— Il faut que tu partes, il faut que tu retournes en France, que tu voies Lise, le père Acquin, mère Barberin, tous mes amis, et que tu leur dises pourquoi je ne fais pas pour eux ce que je voulais, ce que j'avais rêvé, ce que j'avais promis. Tu expliqueras que mes parents ne sont pas riches comme nous avions cru, et ce sera assez pour qu'on m'excuse. Tu comprends, n'est-ce pas? Ils ne sont pas riches, cela explique tout: ce n'est pas une honte de n'être pas riche.

— Ce n'est pas parce qu'ils ne sont pas riches que tu veux que je parte; aussi je ne partirai pas.

— Mattia, je t'en prie, n'augmente pas ma peine, tu vois comme elle est grande.

— Oh! je ne veux pas te forcer à me dire ce que tu as honte de m'expliquer. Je ne suis pas malin, je ne suis pas fin, mais si je ne comprends pas tout ce qui devait m'entrer là, — il frappa sa tête, je sens ce qui m'atteint là; — il mit sa main sur son cœur. Ce n'est pas parce que tes parents sont pauvres que tu veux que je parte, ce n'est pas parce qu'ils ne peuvent pas me nourrir, car je ne leur serais pas à charge et je travaillerais pour eux, c'est... c'est parce que, — après ce que tu as vu cette nuit, — tu as peur pour moi.

— Mattia, ne dis pas cela.

— Tu as peur que je n'en arrive à couper les étiquettes des marchandises qui n'ont pas été achetées.

— Oh! tais-toi, Mattia, mon petit Mattia, tais-toi!

Et je cachai entre mes mains mon visage rouge de honte.

— Eh bien! si tu as peur pour moi, continua Mattia, moi j'ai peur pour toi, et c'est pour cela que je te dis: «Partons ensemble, retournons en France pour revoir mère Barberin, Lise et tes amis.»

— C'est impossible! Mes parents ne te sont rien, tu ne leur dois rien; moi, ils sont mes parents, je dois rester avec eux.

— Tes parents! Ce vieux paralysé, ton grand-père! cette femme, couchée sur la table, ta mère!

Je me levai vivement, et, sur le ton du commandement, non plus sur celui de la prière, je m'écriai:

— Tais-toi, Mattia, ne parle pas ainsi, je te le défends! C'est de mon grand-père, c'est de ma mère que tu parles: je dois les honorer, les aimer.

— Tu le devrais s'ils étaient réellement tes parents; mais s'ils ne sont ni ton grand-père, ni ton père, ni ta mère dois-tu quand même les honorer et les aimer?

— Tu n'as donc pas écouté le récit de mon père?

— Qu'est-ce qu'il prouve ce récit? Ils ont perdu un enfant du même âge que toi; ils l'ont fait chercher et ils en ont retrouvé un du même âge que celui qu'ils avaient perdu; voilà tout.

— Tu oublies que l'enfant qu'on leur avait volé a été abandonné avenue de Breteuil, et que c'est avenue de Breteuil que j'ai été trouvé le jour même où le leur avait été perdu.

— Pourquoi deux enfants n'auraient-ils pas été abandonnés avenue de Breteuil le même jour? Pourquoi le commissaire de police ne se serait-il pas trompé en envoyant M. Driscoll à Chavanon? Cela est possible.

— Cela est absurde.

— Peut-être bien; ce que je dis, ce que j'explique peut être absurde, mais c'est parce que je le dis et l'explique mal, parce que j'ai une pauvre tête; un autre que moi l'expliquerait mieux, et cela deviendrait raisonnable; c'est moi qui suis absurde, voilà tout.

— Hélas! non, ce n'est pas tout.

Enfin tu dois faire attention que tu ne ressembles ni à ton père ni à ta mère, et que tu n'as pas les cheveux blonds, comme tes frères et sœurs qui tous, tu entends bien, tous, sont du même blond; pourquoi ne serais-tu pas comme eux? D'un autre côté, il y a une chose bien étonnante: comment des gens qui ne sont pas riches ont-ils dépensé tant d'argent pour retrouver un enfant? Pour toutes ces raisons, selon moi, tu n'es pas un Driscoll; je sais bien que je ne suis qu'une bête, on me l'a toujours dit, c'est la faute de ma tête. Mais tu n'es pas un Driscoll, et tu ne dois pas rester avec les Driscoll. Si tu veux, malgré tout, y rester, je reste avec toi; mais tu voudras bien écrire à mère Barberin pour lui demander de nous dire au juste comment étaient tes langes; quand nous aurons sa lettre, tu interrogeras celui que tu appelles ton père, et alors nous commencerons peut-être à voir un peu plus clair; jusque-là je ne bouge pas, et malgré tout je reste avec toi; s'il faut travailler, nous travaillerons ensemble.

— Mais si un jour on cognait sur la tête de Mattia?

Il se mit à sourire tristement:

— Ce ne serait pas là le plus dur: est-ce que les coups font du mal quand on les reçoit pour son ami?


 

 

XV


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