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L'INONDATION
Le lendemain matin, nous nous retrouvâmes dans la mine. — Eh bien! dit l'oncle Gaspard, as-tu été content du garçon, magister? — Mais oui, il a des oreilles, et j'espère que bientôt il aura des yeux. — En attendant, qu'il ait aujourd'hui des bras! dit l'oncle Gaspard. Et il me remit un coin pour l'aider à détacher un morceau de houille qu'il avait entamé par dessous; car les piqueurs se font aider par les rouleurs. Comme je venais de rouler ma benne au puits Sainte-Alphonsine pour la troisième fois, j'entendis du côté du puits un bruit formidable, un grondement épouvantable et tel que je n'avais jamais rien entendu de pareil depuis que je travaillais dans la mine. Etait-ce un éboulement, un effondrement général? J'écoutai; le tapage continuait en se répercutant de tous côtés. Qu'est-ce que cela voulait dire? Mon premier sentiment fut l'épouvante, et je pensai à me sauver en gagnant les échelles; mais un s'était déjà moqué de moi si souvent pour mes frayeurs, que la honte me fit rester. C'était une explosion de mine; une benne qui tombait dans le puits; peut-être tout simplement des remblais qui descendaient par les couloirs. Tout à coup un peloton de rats me passa entre les jambes en courant comme un escadron de cavalerie qui se sauve; puis il me sembla entendre un frôlement étrange contre le sol et les parois de la galerie avec un clapotement d'eau. L'endroit où je m'étais arrêté étant parfaitement sec, ce bruit d'eau était inexplicable. Je pris ma lampe pour regarder, et la baissai sur le sol. C'était bien l'eau; elle venait du côté du puits, remontant la galerie. Ce bruit formidable, ce grondement, étaient donc produits par une chute d'eau qui se précipitait dans la mine. Abandonnant ma benne sur les rails, je courus au chantier. — Oncle Gaspard, l'eau est dans la mine! — Encore des bêtises! — Il s'est fait un trou sous la Divonne; sauvons-nous! — Laisse-moi tranquille! — Ecoutez donc. Mon accent était tellement ému que l'oncle Gaspard resta le pic suspendu pour écouter; le même bruit continuait toujours plus fort, plus sinistre. Il n'y avait pas à s'y tromper, c'était l'eau qui se précipitait. — Cours vite, me cria-t-il, l'eau est dans la mine. Tout en criant: «l'eau est dans la mine», l'oncle Gaspard avait saisi sa lampe, car c'est toujours là le premier geste d'un mineur, il se laissa glisser dans la galerie. Je n'avais pas fait dix pas que j'aperçus le magister qui descendait aussi dans la galerie pour se rendre compte du bruit qui l'avait frappé. — L'eau dans la mine! cria l'oncle Gaspard. — La Divonne a fait un trou, dis-je. — Es-tu bête. — Sauve-toi! cria le magister. Le niveau de l'eau s'était rapidement élevé dans la galerie; elle montait maintenant jusqu'à nos genoux, ce qui ralentissait notre course. Le magister se mit à courir avec nous et tous trois nous criions en passant devant les chantiers: — Sauvez-vous! l'eau est dans la mine! Le niveau de l'eau s'élevait avec une rapidité furieuse; heureusement nous n'étions pas très éloignés des échelles, sans quoi nous n'aurions jamais pu les atteindre. Le magister y arriva le premier, mais il s'arrêta: — Montez d'abord, dit-il, moi je suis le plus vieux, et puis j'ai la conscience tranquille. Nous n'étions pas dans les conditions à nous faire des politesses; l'oncle Gaspard passa le premier, je le suivis, et le magister vint derrière, puis après lui, mais à un assez long intervalle, quelques ouvriers qui nous avaient rejoints. Jamais les quarante mètres qui séparent le deuxième niveau du premier, ne furent franchis avec pareille rapidité. Mais avant d'arriver au dernier échelon un flot d'eau nous tomba sur la tête et noya nos lampes. C'était une cascade. — Tenez bon! cria l'oncle Gaspard. Lui, le magister et moi nous nous cramponnâmes assez solidement aux échelons pour résister, mais ceux qui venaient derrière nous furent entraînés, et bien certainement si nous avions eu plus d'une dizaine d'échelons à monter encore nous aurions, comme eux, été précipités, car instantanément la cascade était devenue une avalanche. Arrivés au premier niveau nous n'étions pas sauvés, car nous avions encore cinquante mètres à franchir avant de sortir, et l'eau était aussi dans cette galerie;nous étions sans lumière, nos lampes éteintes. — Nous sommes perdus, dit le magister d'une voix presque calme, fais ta prière, Remi. Mais au même instant, dans la galerie, parurent sept ou huit lampes qui accouraient vers nous; l'eau nous arrivait déjà aux genoux, sans nous baisser nous la touchions de la main. Ce n'était pas une eau tranquille, mais un torrent, un tourbillon qui entraînait tout sur son passage et faisait tournoyer des pièces de bois comme des plumes. Les hommes qui accouraient sur nous, et dont nous avions aperçu les lampes, voulaient suivre la galerie et gagner ainsi les échelles et les escaliers qui se trouvaient près de là; mais devant pareil torrent c'était impossible: comment le refouler, comment même résister à son impulsion et aux pièces de boisage qu'il charriait. Le même mot qui avait échappé au magister, leur échappa aussi: — Nous sommes perdus! Ils étaient arrivés jusqu'à nous. — Par là, oui, cria le magister qui seul entre nous paraissait avoir gardé quelque raison, notre seul refuge est aux vieux travaux. Les vieux travaux étaient une partie de la mine abandonnée depuis longtemps et où personne n'allait, mais que le magister, lui, avait souvent visitée lorsqu'il était à la recherche de quelque curiosité. — Retournez sur vos pas, cria-t-il, et donnez-moi une lampe, que je vous conduise. D'ordinaire quand il parlait on lui riait au nez ou bien on lui tournait le dos en haussant les épaules, mais les plus forts avaient perdu leur force, dont ils étaient si fiers, et à la voix de ce vieux bonhomme dont ils se moquaient cinq minutes auparavant, tous obéirent; instinctivement toutes les lampes lui furent tendues. Vivement il en saisit une d'une main, et m'entraînant de l'autre, il prit la tête de notre troupe. Comme nous allions dans le même sens que le courant nous marchions assez vite. Je ne savais où nous allions, mais l'espérance m'était revenue. Après avoir suivi la galerie pendant quelques instants, je ne sais si ce fut durant quelques minutes ou quelque secondes, car nous n'avions plus la notion du temps, il s'arrêta. — Nous n'aurons pas le temps, cria-t-il, l'eau monte trop vite. En effet, elle nous gagnait à grands pas: des genoux elle m'était arrivée aux hanches, des hanches à la poitrine. — Il faut nous jeter dans une remontée, dit le magister. — Et après? — La remontée ne conduit nulle part. Se jeter dans la remontée, c'était prendre en effet un cul-de-sac; mais nous n'étions pas en position d'attendre et de choisir; il fallait ou prendre la remontée et avoir ainsi quelques minutes devant soi, c'est-à-dire l'espérance de se sauver, ou continuer la galerie avec la certitude d'être engloutis, submergés avant quelques secondes. Le magister à notre tête nous nous engageâmes donc dans la remontée. Deux de nos camarades voulurent pousser dans la galerie et ceux-là, nous ne les revîmes jamais. Alors reprenant conscience de la vie, nous entendîmes un bruit qui assourdissait nos oreilles depuis que nous avions commencé à fuir et que cependant nous n'avions pas encore entendu: des éboulements, des tourbillonnements et des chutes d'eau} des éclats des boisages, des explosions d'air comprimé; c'était dans toute la mine un vacarme épouvantable qui nous anéantit. — C'est le déluge. — La fin du monde. — Mon Dieu! ayez pitié de nous! Depuis que nous étions dans la remontée, le magister n'avait pas parlé, car son âme était au-dessus des plaintes inutiles. — Les enfants, dit-il, il ne faut pas nous fatiguer; si nous restons ainsi cramponnés des pieds et des mains nous ne tarderons pas à nous épuiser; il faut nous creuser des points d'appui dans le schiste. Le conseil était juste, mais difficile à exécuter, car personne n'avait emporté un pic; tous nous avions nos lampes, aucun de nous n'avait un outil. — Avec les crochets de nos lampes, continua le magister. Et chacun se mit à entamer le sol avec le crochet de sa lampe; la besogne était malaisée, la remontée étant très inclinée et glissante. Mais quand on sait que si l'on glisse on trouvera la mort au bas de la glissade, cela donne des forces et de l'adresse. En moins de quelques minutes nous eûmes tous creusé un trou de manière à y poser notre pied. Cela fait, on respira un peu et l'on se reconnut. Nous étions sept: le magister, moi près de lui, l'oncle Gaspard, trois piqueurs nommés Pagès, Compeyrou et Bergounhoux, et un rouleur, Carrory; les autres ouvriers avaient disparu dans la galerie. Les bruits dans la mine continuaient avec la même violence: il n'y a pas de mots pour rendre l'intensité de cet horrible tapage, et les détonations du canon se mêlant au tonnerre et à des éboulements n'en eussent pas produit un plus formidable. Effarés, affolés d'épouvante, nous nous regardions, cherchant dans les yeux de notre voisin des explications que notre esprit ne nous donnait pas. — C'est le déluge, disait l'un. — La fin du monde. — Un tremblement de terre. — Le génie de la mine, qui se fâche et veut se venger. — Une inondation par l'eau amoncelée dans les vieux travaux. — Un trou que s'est creusé la Divonne. Cette dernière hypothèse était de moi. Je tenais à mon trou. Le magister n'avait rien dit; et il nous regardait les uns après les autres, haussant les épaules, comme s'il eût discuté la question en plein jour, sous l'ombrage d'un mûrier en mangeant un oignon. — Pour sûr c'est une inondation, dit-il enfin et le dernier, alors que chacun eut émis son avis. — Causée par un tremblement de terre. — Envoyée par le génie de la mine. — Venue des vieux travaux. — Tombée de la Divonne par un trou. Chacun allait répéter ce qu'il avait déjà dit. — C'est une inondation, continua le magister. — Eh bien, après? d'où vient-elle, dirent en même temps plusieurs voix. — Je n'en sais rien, mais quant au génie de la mine, c'est des bêtises; quant aux vieux travaux, ça ne serait possible que si le troisième niveau seul avait été inondé, mais le second l'est et le premier aussi: vous savez bien que l'eau ne remonte pas et qu'elle descend toujours. — Le trou. — Il ne se fait pas de trous comme ça, naturellement. — Le tremblement de terre. — Je ne sais pas. — Alors si vous ne savez pas, ne parlez pas. — Je sais que c'est une inondation et c'est déjà quelque chose, une inondation qui vient d'en haut. — Pardi! ça se voit, l'eau nous a suivis. Et comme une sorte de sécurité nous était venue depuis que nous étions à sec et que l'eau ne montait plus, on ne voulut plus écouter le magister. — Ne fais donc pas le savant, puisque tu n'en sais pas plus que nous. L'autorité que lui avait donnée sa fermeté dans le danger était déjà perdue. Il se tut sans insister. Pour dominer le vacarme, nous parlions à pleine voix et cependant notre voix était sourde. — Parle un peu, me dit le magister. — Que voulez-vous que je dise? — Ce que tu voudras, parle seulement, dis les premiers mots venus. Je prononçai quelques paroles. — Bon, plus doucement maintenant. C'est cela. Bien. — Perds-tu la tête, eh magister! dit Pagès. — Deviens-tu fou de peur? — Crois-tu que tu es mort? — Je crois que l'eau ne nous gagnera pas ici, et que si nous mourons, au moins nous ne serons pas noyés. — Ça veut dire, magister? — Regarde ta lampe. — Eh bien, elle brûle. — Comme d'habitude? — Non; la flamme est plus vive, mais courte. — Est-ce qu'il y a du grisou? — Non, dit le magister, cela non plus n'est pas à craindre; pas plus de danger par le grisou que par l'eau qui maintenant ne montera pas d'un pied. — Ne fais donc pas le sorcier. — Je ne fais pas le sorcier: nous sommes dans une cloche d'air et c'est l'air comprimé qui empêche l'eau de monter; la remontée fermée à son extrémité fait pour nous ce que fait la cloche à plongeur: l'air refoulé par les eaux s'est amoncelé dans cette galerie et maintenant il résiste à l'eau et la refoule. En entendant le magister nous expliquer que nous étions dans une sorte de cloche à plongeur où l'eau ne pouvait pas monter jusqu'à nous, parce que l'air l'arrêtait, il y eut des murmures d'incrédulité. — En voilà une bêtise! est-ce que l'eau n'est pas plus forte que tout? — Oui, dehors, librement; mais quand tu jettes ton verre, la gueule en bas, dans un seau plein, est-ce que l'eau va jusqu'au fond de ton verre? Non, n'est-ce pas, il reste un vide. Eh bien! ce vide est maintenu par l'air. Ici, c'est la même chose; nous sommes au fond du verre, l'eau ne viendra pas jusqu'à nous. Ça, je le comprends, dit l'oncle Gaspard, et j'ai dans l'idée, maintenant, que vous aviez tort, vous autres, de vous moquer si souvent du magister; il sait des choses que nous ne savons pas. — Nous sommes donc sauvés! dit Carrory. — Sauvés? je n'ai pas dit ça. Nous ne serons pas noyés, voilà ce que je vous promets. Ce qui nous sauve, c'est que la remontée étant fermée, l'air ne peut pas s'échapper; mais c'est précisément ce qui nous sauve qui nous perd en même temps; l'air ne peut pas sortir: il est emprisonné. Mais nous aussi nous sommes emprisonnés, nous ne pouvons pas sortir. — Quand l'eau va baisser.... — Va-t-elle baisser? je n'en sais rien: pour savoir ça il faudrait savoir comment elle est venue, et qui est-ce qui peut le dire? — Puisque tu dis que c'est une inondation? — Eh bien! après? c'est une inondation, ça c'est sûr; mais d'où vient-elle? est-ce la Divonne qui a débordé jusqu'aux puits, est-ce un orage, est-ce une source qui a crevé, est-ce un tremblement de terre? Il faudrait être dehors, pour dire ça, et par malheur nous sommes dedans. — Peut-être que la ville est emportée? — Peut-être.... Il y eut un moment de silence et d'effroi. Le bruit de l'eau avait cessé, seulement, de temps en temps, on entendait à travers la terre des détonations sourdes et l'on ressentait comme des secousses. — La mine doit être pleine, dit le magister, l'eau ne s'y engouffre plus. — Et Marius! s'écria Pagès avec désespoir. Marius, c'était son fils, piqueur comme lui, qui travaillait à la mine, dans le troisième niveau. Jusqu'à ce moment, le sentiment de la conservation personnelle, toujours si tyrannique, l'avait empêché de penser à son fils; mais le mot du magister: «la mine est pleine» l'avait arraché à lui-même. — Marius! Marius! cria-t-il avec un accent déchirant; Marius! Rien ne répondit, pas même l'écho; la voix assourdie ne sortit pas de notre cloche. — Il aura trouvé une remontée, dit le magister; cent cinquante hommes noyés, ce serait trop horrible; le bon Dieu ne le voudra pas. Il me sembla qu'il ne disait pas cela d'une voix convaincue. Cent cinquante hommes au moins étaient descendus le matin dans la mine: combien avaient pu remonter par les puits ou trouver un refuge, comme nous! Tous nos camarades perdus, noyés, morts. Personne n'osa plus dire un mot. Mais dans une situation comme la nôtre, ce n'est pas la sympathie et la pitié qui dominent les cœurs ou dirigent les esprits. — Eh bien! et nous, dit Bergounhoux, après un moment de silence, qu'est-ce que nous allons faire? — Que veux-tu faire? — Il n'y a qu'à attendre, dit le magister. — Attendre quoi? — Attendre; veux-tu percer les quarante ou cinquante mètres qui nous séparent du jour avec ton crochet de lampe? — Mais nous allons mourir de faim. — Ce n'est pas là qu'est le plus grand danger. — Voyons, magister, parle, tu nous fais peur; où est le danger, le grand danger? — La faim, on peut lui résister; j'ai lu que des ouvriers, surpris comme nous par les eaux, dans une mine, étaient restés vingt-quatre jours sans manger: il y a bien des années de cela, c'était du temps des guerres de religion; mais ce serait hier, ce serait la même chose. Non, ce n'est pas la faim qui me fait peur. — Qu'est-ce qui te tourmente, puisque tu dis que les eaux ne peuvent pas monter? — Vous sentez-vous des lourdeurs dans la tête, des bourdonnements; respirez-vous facilement? moi, non. — Moi, j'ai mal à la tête. — Moi, le cœur me tourne. — Moi, les tempes me battent. — Moi, je suis tout bête. — Eh bien! c'est là qu'est le danger présentement. Combien de temps pouvons-nous vivre dans cet air? Je n'en sais rien. Si j'étais un savant au lieu d'être un ignorant, je vous le dirais. Tandis que je ne le sais pas. Nous sommes à une quarantaine de mètres sous terre, et, probablement, nous avons trente-cinq ou quarante mètres d'eau au-dessus de nous: cela veut dire que l'air subit une pression de quatre ou cinq atmosphères. Comment vit-on dans cet air comprimé? voilà ce qu'il faudrait savoir et ce que nous allons apprendre à nos dépens, peut-être. Je n'avais aucune idée de ce que c'était que l'air comprimé, et précisément pour cela, peut-être, je fus très effrayé des paroles du magister; mes compagnons me parurent aussi très affectés de ces paroles; ils n'en savaient pas plus que moi, et, sur eux comme sur moi, l'inconnu produisit son effet inquiétant. Pour le magister, il ne perdait pas la conscience de notre situation désespérée, et quoiqu'il la vit nettement dans toute son horreur, il ne pensait qu'aux moyens à prendre pour organiser nôtre défense. — Maintenant, dit-il, il s'agit de nous arranger pour rester ici sans danger de rouler à l'eau. — Nous avons des trous. — Croyez-vous que vous n'allez pas vous fatiguer de rester dans la même position? — Tu crois donc que nous allons rester ici longtemps? — Est-ce que je sais! — On va venir à notre secours. — C'est certain, mais pour venir à notre secours, il faut pouvoir. Combien de temps s'écoulera, avant qu'on commence notre sauvetage? Ceux-là seuls qui sont sur la terre, peuvent le dire. Nous qui sommes dessous, il faut nous arranger pour y être le moins mal possible, car si l'un de nous glisse, il est perdu. — Il faut nous attacher tous ensemble. — Et des cordes? — Il faut nous tenir par la main. — M'est avis que le mieux est de nous creuser des paliers comme dans un escalier; nous sommes sept, sur deux paliers nous pourrons tenir tous; quatre se placeront sur le premier, trois sur le second. — Avec quoi creuser? — Nous n'avons pas de pics. — Avec nos crochets de lampes dans le poussier, avec nos couteaux dans les parties dures. — Jamais nous ne pourrons. — Ne dis donc pas cela, Pagès; dans notre situation on peut tout pour sauver sa vie; si le sommeil prenait l'un de nous comme nous sommes en ce moment, celui-là serait perdu. Par son sang-froid et sa décision, le magister avait pris sur nous une autorité qui, d'instant en instant, devenait plus puissante; c'est là ce qu'il y a de grand et de beau dans le courage, il s'impose; d'instinct nous sentions que sa force morale luttait contre la catastrophe qui avait anéanti la nôtre, et nous attendions notre secours de cette force. On se mit au travail, car il était évident que le creusement de ces deux paliers était la première chose à faire; il fallait nous établir, sinon commodément, du moins de manière à ne pas rouler dans le gouffre qui était à nos pieds. Quatre lampes étaient allumées, elles donnaient assez de clarté pour nous guider. — Choisissons des endroits où le creusement ne soit pas trop difficile, dit le magister. — Écoutez, dit l'oncle Gaspard, j'ai une proposition à vous faire: si quelqu'un a la tête à lui, c'est le magister; quand nous perdions la raison il a conservé la sienne; c'est un homme, il a du cœur aussi. Il a été piqueur comme nous, et sur bien des choses il en sait plus que nous. Je demande qu'il soit chef de poste et qu'il dirige le travail. Le magister! interrompit Carrory qui était une espèce de brute, une bête de trait, sans autre intelligence que celle qui lui était nécessaire pour rouler sa benne, pourquoi pas moi? si on prend un rouleur, je suis rouleur comme lui. — Ce n'est pas un rouleur qu'on prend, animal; c'est un homme; et, de nous tous, c'est lui qui est le plus homme. — Vous ne disiez pas cela hier. — Hier, j'étais aussi bête que toi et je me moquais du magister comme les autres, pour ne pas reconnaître qu'il en savait plus que nous. Aujourd'hui je lui demande de nous commander. Voyons, magister, qu'est-ce que tu veux que je fasse? J'ai de bons bras, tu sais bien. Et vous, les autres? — Voyons, magister, on t'obéit. — Et on t'obéira. — Écoutez, dit le magister, puisque vous voulez que je sois chef de poste, je veux bien; mais c'est à condition qu'on fera ce que je dirai. Nous pouvons rester ici longtemps, plusieurs jours; je ne sais pas ce qui se passera: nous serons là comme des naufragés sur un radeau, dans une situation plus terrible même, car sur un radeau, au moins, on a l'air et le jour: on respire et l'on voit; quoi qu'il arrive il faut, si je suis chef de poste, que vous m'obéissiez. — On obéira, dirent toutes les voix. — Si vous croyez que ce que je demande est juste, oui, on obéira; mais si vous ne le croyez pas? — On le croira. — On sait bien que tu es un honnête homme, magister. — Et un homme de courage. — Et un homme qui en sait long. — Il ne faut pas te souvenir des moqueries, magister. Je n'avais pas alors l'expérience que j'ai acquise plus tard, et j'étais dans un grand étonnement de voir combien ceux-là même qui, quelques heures auparavant, n'avaient pas assez de plaisanteries pour accabler le magister, lui reconnaissaient maintenant des qualités: je ne savais pas comme les circonstances peuvent tourner les opinions et les sentiments de certains hommes. — C'est juré? dit le magister. — Juré, répondîmes-nous tous ensemble. Alors on se mit au travail: tous, nous avions des couteaux dans nos poches, de bons couteaux, le manche solide, la lame résistante. — Trois entameront la remontée, dit le magister, les trois plus forts; et les plus faibles: Remy, Carrory, Pagès et moi, nous rangerons les déblais. — Non, pas toi, interrompit Compayrou qui était un colosse, il ne faut pas que tu travailles, magister, tu n'es pas assez solide; tu es l'ingénieur: les ingénieurs ne travaillent pas des bras. Tout le monde appuya l'avis de Compayrou, disant que puisque le magister était notre ingénieur, il ne devait pas travailler; on avait si bien senti l'utilité de la direction du magister que volontiers on l'eût mis dans du coton pour le préserver des dangers et des accidents: c'était notre pilote. Le travail que nous avions à faire eut été des plus simples si nous avions eu des outils, mais avec des couteaux il était long et difficile. Il fallait en effet établir deux paliers en les creusant dans le schiste, et afin de n'être pas exposés à dévaler sur la pente de la remontée, il fallait que ces paliers fussent assez larges pour donner de la place à quatre d'entre nous sur l'un, et à trois sur l'autre. Ce fut pour obtenir ce résultat que ces travaux furent entrepris. Deux hommes creusaient le sol dans chaque chantier et le troisième faisait descendre les morceaux de schiste. Le magister, une lampe à la main, allait de l'un à l'autre chantier. En creusant, on trouva dans la poussière quelques morceaux de boisage qui avaient été ensevelis là et qui furent très utiles pour retenir nos déblais et les empêcher de rouler jusqu'en bas. Après trois heures de travail sans repos, nous avions creusé une planche sur laquelle nous pouvions nous asseoir. — Assez pour le moment, commanda le magister, plus tard nous élargirons la planche de manière à pouvoir nous coucher; il ne faut pas user inutilement nos forces, nous en aurons besoin. On s'installa, le magister, l'oncle Gaspard, Carrory et moi sur le palier inférieur, les trois piqueurs sur le plus élevé. — Il faut ménager nos lampes, dit le magister, qu'on les éteigne donc et qu'on n'en laisse brûler qu'une. Les ordres étaient exécutés au moment même où ils étaient transmis. On allait donc éteindre les lampes inutiles lorsque le magister fit un signe pour qu'on s'arrêtât. — Une minute, dit-il, un courant d'air peut éteindre notre lampe; ce n'est guère probable, cependant il faut compter sur l'impossible, qu'est-ce qui a des allumettes pour la rallumer? Bien qu'il soit sévèrement défendu d'allumer du feu dans la mine, presque tous les ouvriers ont des allumettes dans leurs poches; aussi comme il n'y avait pas là d'ingénieur pour constater l'infraction au règlement, à la demande: «qui a des allumettes?» quatre voix répondirent: Moi. — Moi aussi j'en ai, continua le magister, mais elles sont mouillées. C'était le cas des autres, car chacun avait ses allumettes dans son pantalon et nous avions trempé dans l'eau jusqu'à la poitrine ou jusqu'aux épaules. Carrory qui avait la compréhension lente et la parole plus lente encore répondit enfin: — Moi aussi j'ai des allumettes. — Mouillées? — Je ne sais pas, elles sont dans mon bonnet. — Alors, passe ton bonnet. Au lieu de passer son bonnet, comme on le lui demandait, un bonnet de loutre qui était gros comme un turban de turc de foire, Carrory nous passa une boîte d'allumettes; grâce à la position qu'elles avaient occupée pendant notre immersion elles avaient échappé à la noyade. — Maintenant, soufflez les lampes, commanda le magister. Une seule lampe resta allumée, qui éclaira à peine notre cage.
V DANS LA REMONTÉE
Le silence s'était fait dans la mine; aucun bruit ne parvenait plus jusqu'à nous; à nos pieds l'eau était immobile, sans une ride ou un murmure; la mine était pleine comme l'avait dit le magister, et l'eau, après avoir envahi toutes les galeries depuis le plancher jusqu'au toit, nous murait dans notre prison plus solidement, plus hermétiquement qu'un mur de pierre. Ce silence lourd, impénétrable, ce silence de mort était plus effrayant, plus stupéfiant que ne l'avait été l'effroyable vacarme que nous avions entendu au moment de l'irruption des eaux; nous étions au tombeau, enterrés vifs, et trente ou quarante mètres de terre pesaient sur nos cœurs. Le travail occupe et distrait: le repos nous donna la sensation de notre situation, et chez tous, même chez le magister, il y eut un moment d'anéantissement. Tout à coup je sentis sur ma main tomber des gouttes chaudes. C'était Carrory qui pleurait silencieusement. Au même instant des soupirs éclatèrent sur le palier supérieur et une voix murmura à plusieurs reprises: — Marius, Marius! C'était Pagès qui pensait à son fils... L'air était lourd àrespirer; j'étais oppressé et j'avais des bourdonnements dans les oreilles. Soit que le magister sentît moins péniblement que nous cet anéantissement, soit qu'il voulût réagir contre et nous empêcher de nous y abandonner, il rompit le silence: — Maintenant, dit-il, il faut voir un peu ce que nous avons de provisions. — Tu crois donc que nous devons rester longtemps emprisonnés? interrompit l'oncle Gaspard. — Non, mais il faut prendre ses précautions; qui est-ce qui a du pain? Personne ne répondit. — Moi, dis-je, j'ai une croûte dans ma poche. — Quelle poche? — La poche de mon pantalon. — Alors ta croûte est de la bouillie. Montre cependant. Je fouillai dans ma poche où j'avais mis le matin une belle croûte cassante et dorée; j'en tirai une espèce de panade que j'allais jeter avec désappointement quand le magister arrêta ma main. — Garde ta soupe, dit-il, si mauvaise qu'elle soit, tu la trouveras bientôt bonne. Ce n'était pas là un pronostic très rassurant; mais nous n'y fîmes pas attention; c'est plus tard que ces paroles me sont revenues et m'ont prouvé que dès ce moment le magister avait pleine conscience de notre position, et que s'il ne prévoyait pas, par le menu, les horribles souffrances que nous aurions à supporter, au moins il ne se faisait pas illusion sur les facilités de notre sauvetage. — Personne n'a plus de pain? dit-il. On ne répondit pas. — Cela est fâcheux, continua-t-il. — Tu as donc faim? interrompit Compayrou. — Je ne parle pas pour moi, mais pour Remy et Carrory: le pain aurait été pour eux. — Et pourquoi ne pas le partager entre nous tous? dit Bergounhoux, ce n'est pas juste: nous sommes tous égaux devant la faim. — Pour lors s'il y avait eu du pain nous nous serions fâchés. Vous aviez promis pourtant de m'obéir; mais je vois que vous ne m'obéirez qu'après discussion que si vous jugez que j'ai raison. — Il aurait obéi! — C'est-à-dire qu'il y aurait peut-être eu bataille. Eh bien! il ne faut pas qu'il y ait bataille, et pour cela je vais vous expliquer pourquoi le pain aurait été pour Remy et pour Carrory. Ce n'est pas moi qui ai fait cette règle, c'est la loi: la loi qui a dit que quand plusieurs personnes mouraient dans un accident, c'était, jusqu'à soixante ans, la plus âgée qui serait présumée avoir survécu, ce qui revient à dire que Remy et Carrory, par leur jeunesse, doivent opposer moins de résistance à la mort que Pagès et Compayrou. — Toi, magister, tu as plus de soixante ans. — Oh! moi je ne compte pas, d'ailleurs je suis habitué à ne pas me gaver de nourriture. — Par ainsi, dit Carrory après un moment de réflexion, le pain aurait donc été pour moi si j'en avais eu? — Pour toi et pour Remy. — Si je n'avais pas voulu le donner? — On te l'aurait pris, n'as-tu pas juré d'obéir? Il resta assez longtemps silencieux, puis tout à coup sortant une miche de son bonnet: — Tenez, en voilà un morceau. — C'est donc le bonnet inépuisable que le bonnet de Carrory? — Passez le bonnet, dit le magister. Carrory voulut défendre sa coiffure; on la lui enleva de force et on la passa au magister. Celui-ci demanda la lampe et regarda ce qui se trouvait dans le retroussis du bonnet. Alors, quoique nous ne fussions assurément pas dans une situation gaie, nous eûmes une seconde de détente. Il y avait dans ce bonnet: une pipe, du tabac, une clef, un morceau de saucisson, un noyau de pêche percé en sifflet, des osselets en os de mouton, trois noix fraîches, un oignon: c'est-a-dire que c'était un garde-manger et un garde-meuble. — Le pain et le saucisson seront partagés entre toi et Remy, ce soir. — Mais j'ai faim, répliqua Carrory d'une voix dolente; j'ai faim tout de suite. — Tu auras encore plus faim ce soir. — Quel malheur que ce garçon n'ait pas eu de montre dans son garde-meuble! Nous saurions l'heure; la mienne est arrêtée. — La mienne aussi, pour avoir trempé dans l'eau. Cette idée de montre nous rappela à la réalité. Quelle heure était-il? Depuis combien de temps étions-nous dans la remontée? On se consulta, mais sans tomber d'accord. Pour les uns, il était midi; pour les autres six heures du soir, c'est-à-dire que pour ceux-ci nous étions enfermés depuis plus de dix heures et pour ceux-là depuis moins de cinq. Ce fut là que commença notre différence d'appréciation, différence qui se renouvela souvent et arriva à des écarts considérables. Nous n'étions pas en disposition de parler pour ne rien dire. Lorsque la discussion sur le temps fut épuisée, chacun se tut et parut se plonger dans ses réflexions. Quelles étaient celles de mes camarades? Je n'en sais rien; mais si j'en juge par les miennes elles ne devaient pas être gaies. Malgré l'esprit de décision du magister, je n'étais pas du tout rassuré sur notre délivrance. J'avais peur de l'eau, peur de l'ombre, peur de la mort; le silence m'anéantissait; les parois incertaines de la remontée m'écrasaient comme si de tout leur poids elles m'eussent pesé sur le corps. Je ne reverrais donc plus Lise, ni Etiennette, ni Alexis, ni Benjamin? qui les rattacherait les uns aux autres après moi? Je ne verrais donc plus Arthur, ni madame Milligan, ni Mattia? Pourrait-on jamais faire comprendre à Lise que j'étais mort pour elle? Et mère Barberin, pauvre mère Barberin! Mes pensées s'enchaînaient ainsi toutes plus lugubres les unes que les autres; et quand je regardais mes camarades pour me distraire et que je les voyais tout aussi accablés, tout aussi anéantis que moi, je revenais à mes réflexions plus triste et plus sombre encore. Eux cependant ils étaient habitués à la vie de la mine, et par là, ils ne souffraient pas du manque d'air, de soleil, de liberté; la terre ne pesait pas sur eux. Tout à coup, au milieu du silence, la voix de l'oncle Gaspard s'éleva: — M'est avis, dit-il, qu'on ne travaille pas à notre sauvetage. — Pourquoi penses-tu ça? — Nous n'entendons rien. — Toute la ville est détruite, c'était un tremblement de terre. — Ou bien dans la ville on croit que nous sommes tous perdus et qu'il n'y a rien à faire pour nous. — Alors nous sommes donc abandonnés? — Pourquoi pensez-vous cela de vos camarades? interrompit le magister, ce n'est pas juste de les accuser. Vous savez bien que quand il y a des accidents les mineurs ne s'abandonnent pas les uns les autres; et que vingt hommes, cent hommes se feraient plutôt tuer que de laisser un camarade sans secours. Vous savez cela, hein? — C'est vrai. — Si c'est vrai, pourquoi voulez-vous qu'on nous abandonne? — Nous n'entendons rien. — Il est vrai que nous n'entendons rien. Mais ici pouvons-nous entendre? Qui sait cela? pas moi. Et puis encore quand nous pourrions entendre, et qu'il serait prouvé qu'on ne travaille pas, cela prouverait-il en même temps qu'on nous abandonne? Est-ce que nous savons comment la catastrophe est arrivée? Si c'est un tremblement de terre, il y a du travail dans la ville pour ceux qui ont échappé. Si c'est seulement une inondation, comme j'en ai l'idée, il faut savoir dans quel état sont les puits. Peut-être se sont-ils effondrés? la galerie de la lampisterie a pu s'écrouler. Il faut le temps d'organiser le sauvetage. Je ne dis pas que nous serons sauvés, mais je suis sûr qu'on travaille à nous sauver. Il dit cela d'un ton énergique qui devait convaincre les plus incrédules et les plus effrayés. Cependant Bergounhoux répliqua: — Et si l'on nous croit tous morts? — On travaille tout de même, mais si tu as peur de cela, prouvons-leur que nous sommes vivants; frappons contre la paroi aussi fort que nous pourrons; vous savez comme le son se transmet à travers la terre; si l'on nous entend, on saura qu'il faut se hâter, et notre bruit servira à diriger les recherches. Sans attendre davantage, Bergounhoux, qui était chaussé de grosses bottes, se mit à frapper avec force comme pour le rappel des mineurs, et ce bruit, l'idée surtout qu'il éveillait en nous, nous tira de notre engourdissement. Allait-on nous entendre? Allait-on nous répondre? — Voyons, magister, dit l'oncle Gaspard, si l'on nous entend, qu'est-ce qu'on va faire pour venir à notre secours? — Il n'y a que deux moyens, et je suis sûr que les ingénieurs vont les employer tous deux: percer des descentes pour venir à la rencontre de notre remontée, et épuiser l'eau. — Oh! percer des descentes! — Ah! épuiser l'eau! Ces deux interruptions ne déroutèrent pas le magister. — Nous sommes à quarante mètres de profondeur, n'est-ce pas? en perçant six ou huit mètres par jour, c'est sept ou huit jours pour arriver jusqu'à nous. — On ne peut pas percer six mètres par jour. — En travail ordinaire non, mais pour sauver des camarades on peut bien des choses. — Jamais nous ne pourrions vivre huit jours: pensez donc, magister, huit jours! — Eh bien, et l'eau? Comment l'épuiser? L'eau, je ne sais pas; il faudrait savoir ce qu'il en est tombé dans la mine, 200,000 mètres cubes, 300,000 mètres, je n'en sais rien. Mais pour venir jusqu'à nous, il n'est pas nécessaire d'épuiser tout ce qui est tombé, nous sommes au premier niveau. Et comme on va organiser les trois puits à la fois avec deux bennes, cela fera six bennes de 25 hectolitres chaque, qui puiseront l'eau; c'est-à-dire que 150 hectolitres d'un même coup seront versés dehors. Vous voyez que cela peut aller encore assez vite. Une discussion confuse s'engagea sur les moyens les meilleurs à employer; mais ce qui pour moi résulta de cette discussion, c'est qu'en supposant une réunion extraordinaire de circonstances favorables, nous devions rester au moins huit jours dans notre sépulcre. Huit jours! le magister nous avait parlé d'ouvriers qui étaient restés engloutis vingt-quatre jours. Mais c'était un récit, et nous c'était la réalité. Lorsque cette idée se fut emparée de mon esprit, je n'entendis plus un seul mot de la conversation. Huit jours! Je ne sais depuis combien de temps j'étais accablé sous cette idée, lorsque la discussion s'arrêta. — Ecoutez donc, dit Carrory, qui précisément par cela qu'il était assez près de la brute avait les facultés de l'animal plus développées que nous tous. — Quoi donc? — On entend quelque chose dans l'eau. — Tu auras fait rouler une pierre. — Non, c'est un bruit sourd. Nous écoutâmes. J'avais l'oreille fine, mais pour les bruits de la vie et de la terre; je n'entendis rien. Mes camarades qui, eux, avaient l'habitude des bruits de la mine furent plus heureux que moi. — Oui, dit le magister, il se passe quelque chose dans l'eau. — Quoi, magister? — Je ne sais pas. — L'eau qui tombe. — Non, le bruit n'est pas continuel, il est par secousses et régulier. — Par secousses et régulier, nous sommes sauvés, enfants! c'est le bruit des bennes d'épuisement dans les puits. — Les bennes d'épuisement... Tous en même temps, d'une même voix, nous répétâmes ces deux mots, et comme si nous avions été touchés par une commotion électrique, nous nous levâmes. Nous n'étions plus à quarante mètres sous terre, l'air n'était plus comprimé, les parois de la remontée ne nous pressaient plus, nos bourdonnements d'oreilles avaient cessé, nous respirions librement, nos cœurs battaient dans nos poitrines. Carrory me prit la main, et me la serrant fortement: — Tu es un bon garçon, dit-il. — Mais, non, c'est toi. — Je te dis que c'est toi. — Tu as le premier entendu les bennes. Mais il voulut à toute force que je fusse un bon garçon; il y avait en lui quelque chose comme l'ivresse du buveur. Et de fait n'étions-nous pas ivres d'espérance. Hélas! cette espérance ne devait pas se réaliser de sitôt, ni pour nous tous. Avant de revoir la chaude lumière du soleil, avant d'entendre le bruit du vent dans les feuilles, nous devions rester là pendant de longues et cruelles journées, souffrant toutes les souffrances, nous demandant avec angoisse si jamais nous verrions cette lumière et si jamais il nous serait donné d'entendre cette douce musique. Mais pour vous raconter cette effroyable catastrophe des mines de la Truyère, telle qu'elle a eu lieu, je dois vous dire maintenant comment elle s'était produite, et quels moyens les ingénieurs employaient pour nous sauver. Lorsque nous étions descendus dans la mine, le lundi matin, le ciel était couvert de nuages sombres et tout annonçait un orage. Vers sept heures cet orage avait éclaté accompagné d'un véritable déluge: les nuages qui traînaient bas s'étaient engagés dans la vallée tortueuse de la Divonne et, pris dans ce cirque de collines, ils n'avaient pas pu s'élever au-dessus; tout ce qu'ils renfermaient de pluie, ils l'avaient versé sur la vallée; ce n'était pas une averse, c'était une cataracte, un déluge. En quelques minutes les eaux de la Divonne et des affluents avaient gonflé, ce qui se comprend facilement, car sur un sol de pierre, l'eau n'est pas absorbée, mais suivant la pente du terrain, elle roule jusqu'à la rivière. Subitement les eaux de la Divonne coulèrent à pleins bords dans son lit escarpé, et celles des torrents de Saint-Andéol et de la Truyère débordèrent. Refoulées par la crue de la Divonne, les eaux du ravin de la Truyère ne trouvèrent pas à s'écouler, et alors elles s'épanchèrent sur le terrain qui recouvre les mines. Ce débordement s'était fait d'une façon presque instantanée, mais les ouvriers du dehors occupés au lavage du minerai, forcés par l'orage de se mettre à l'abri, n'avaient couru aucun danger. Ce n'était pas la première fois qu'une inondation arrivait à la Truyère, et comme les ouvertures des trois puits étaient à des hauteurs où les eaux ne pouvaient pas monter, on n'avait d'autre inquiétude que de préserver les amas de bois qui se trouvaient préparés pour servir au boisage des galeries. C'était à ce soin que s'occupait l'ingénieur de la mine, lorsque tout à coup il vit les eaux tourbillonner et se précipiter dans un gouffre qu'elles venaient de se creuser. Ce gouffre se trouvait sur l'affleurement d'une couche de charbon. Il n'a pas besoin de longues réflexions pour comprendre ce qui vient de se passer: les eaux se sont précipitées dans la mine et le plan de la couche leur sert de lit; elles baissent au dehors: la mine va être inondée, elle va se remplir; les ouvriers vont être noyés. Il court au puits Saint-Julien et donne des ordres pour qu'on le descende. Mais prêt à mettre le pied dans la benne, il s'arrête. On entend dans l'intérieur de la mine un tapage épouvantable: c'est le torrent des eaux. — Ne descendez pas, disent les hommes qui l'entourent en voulant le retenir. Mais il se dégage de leur étreinte, et prenant sa montre dans son gilet: — Tiens, dit-il en la remettant à l'un de ces hommes, tu donneras ma montre à ma fille, si je ne reviens pas. Puis, s'adressant à ceux qui dirigent la manœuvre des bennes: — Descendez, dit-il. La benne descend; alors, levant la tête vers celui auquel il a remis sa montre: — Tu lui diras que son père l'embrasse. La benne est descendue. L'ingénieur appelle. Cinq mineurs arrivent. Il les fait monter dans la benne. Pendant qu'ils sont enlevés, il pousse de nouveaux cris, mais inutilement: ses cris sont couverts par le bruit des eaux et des effondrements. Cependant les eaux arrivent dans la galerie et à ce moment l'ingénieur aperçoit des lampes. Il court vers elles ayant de l'eau jusqu'aux genoux et ramène trois hommes encore. La benne est redescendue, il les fait placer dedans et veux retourner au-devant des lumières qu'il aperçoit. Mais les hommes qu'il a sauvés l'enlèvent de force et le tirent avec eux dans la benne en faisant le signal de remonter. Il est temps, les eaux ont tout envahi. Ce moyen de sauvetage est impossible. Il faut recourir à un autre. Mais lequel? Autour de lui il n'a presque personne. Cent cinquante ouvriers sont descendus, puisque cent cinquante lampes ont été distribuées le matin; trente lampes seulement ont été rapportées à la lampisterie, c'est cent vingt hommes qui sont restés dans la mine. Sont-ils morts, sont-ils vivants, ont-ils pu trouver un refuge? Ces questions se posent avec une horrible angoisse dans son esprit épouvanté. Au moment où l'ingénieur constate que cent-vingt hommes sont enfermés dans la mine, des explosions ont lieu au dehors à différents endroits; des terres, des pierres sont lancées à une grande hauteur; les maisons tremblent comme si elles étaient secouées par un tremblement de terre. Ce phénomène s'explique pour l'ingénieur: les gaz et l'air refoulés par les eaux se sont comprimés dans les remontées sans issues, et là où la charge de terre est trop faible, audessus des affleurements, ils font éclater l'écorce de la terre comme les parois d'une chaudière. La mine est pleine: la catastrophe est consommée. Cependant la nouvelle s'est répandue dans Varses; de tous côtés la foule arrive à la Truyère, des travailleurs, des curieux, les femmes, les enfants des ouvriers engloutis. Ceux-ci interrogent, cherchent, demandent. Et comme on ne peut rien leur répondre, la colère se mêle à la douleur. On cache la vérité. C'est la faute de l'ingénieur. A mort l'ingénieur, à mort! Et l'on se prépare à envahir les bureaux où l'ingénieur penché sur le plan, sourd aux clameurs, cherche dans quels endroits les ouvriers ont pu se réfugier et par où il faut commencer le sauvetage. Heureusement les ingénieurs des mines voisines sont accourus à la tête de leurs ouvriers, et avec eux les ouvriers de la ville. On peut contenir la foule, on lui parle. Mais que peut-on lui dire? Cent-vingt hommes manquent. Où sont-ils? — Mon père? — Où est mon mari? — Rendez-moi mon fils? Les voix sont brisées, les questions sont étranglées par les sanglots. Que répondre à ces enfants, à ces femmes, à ces mères? Un seul mot; celui des ingénieurs réunis en conseil: «Nous allons chercher, nous allons faire l'impossible.» Et le travail de sauvetage commence. Trouvera-t-on un seul survivant parmi ces cent vingt hommes? Le doute est puissant, l'espérance est faible. Mais peu importe. En avant! Les travaux de sauvetage sont organisés comme le magister l'avait prévu. Des bennes d'épuisement sont installées dans les trois puits, et elles ne s'arrêteront plus ni jour ni nuit, jusqu'au moment où la dernière goutte d'eau sera versée dans la Divonne. En même temps on commence à creuser des galeries. Où va-t-on? on ne sait trop, un peu au hasard; mais on va. Il y a eu divergence dans le conseil des ingénieurs sur l'utilité de ces galeries qu'on doit diriger à l'aventure, dans l'incertitude où l'on est sur la position des ouvriers encore vivants; mais l'ingénieur de la mine espère que des hommes auront pu se réfugier dans les vieux travaux, où l'inondation n'aura pas pu les atteindre, et il veut qu'un percement direct, à partir du jour, soit conduit vers ces vieux travaux, ne dût-on sauver personne. Ce percement est mené sur une largeur aussi étroite que possible, afin de perdre moins de temps, et un seul piqueur est à l'avancement; le charbon qu'il abat est enlevé au fur et à mesure, dans des corbeilles qu'on se passe en faisant la chaîne; aussitôt que le piqueur est fatigué il est remplacé par un autre. Ainsi sans repos et sans relâche, le jour comme la nuit, se poursuivent simultanément ces doubles travaux: l'épuisement et le percement. Si le temps est long pour ceux qui du dehors travaillent à notre délivrance, combien plus long encore l'est-il pour nous, impuissants et prisonniers, qui n'avons qu'à attendre sans savoir si l'on arrivera à nous assez tôt pour nous sauver! Le bruit des bennes d'épuisement ne nous maintint pas longtemps dans la fièvre de joie qu'il nous avait tout d'abord donnée. La réaction se fit avec la réflexion. Nous n'étions pas abandonnés, on s'occupait de notre sauvetage, c'était là l'espérance; l'épuisement se ferait-il assez vite? c'était là l'angoisse. Aux tourments de l'esprit se joignaient d'ailleurs maintenant les tourments du corps. La position dans laquelle nous étions obligés de nous tenir sur notre palier était des plus fatigantes; nous ne pouvions plus faire de mouvements pour nous dégourdir, et nos douleurs de tête étaient devenues vives et gênantes. De nous tous Carrory était le moins affecté. — J'ai faim, disait-il de temps en temps, magister, je voudrais bien le pain. A la fin le magister se décida à nous passer un morceau de la miche sortie du bonnet de loutre. — Ce n'est pas assez, dit Carrory. — Il faut que la miche dure longtemps. Les autres auraient partagé notre repas avec plaisir, mais ils avaient juré d'obéir, et ils tenaient leur serment. — S'il nous est défendu de manger, il nous est permis de boire, dit Compayrou. — Pour ça, tout ce que tu voudras, nous avons l'eau à discrétion. — Epuise la galerie. Pagès voulut descendre, mais le magister ne le permit pas. — Tu ferais ébouler un déblai; Remi est plus léger et plus adroit, il descendra et nous passera l'eau. — Dans quoi? — Dans ma botte. On me donna une botte et je me préparai à me laisser glisser jusqu'à l'eau. — Attends un peu, dit le magister, que je te donne la main. — N'ayez pas peur, quand je tomberais, cela ne ferait rien, je sais nager. — Je veux te donner la main. Au moment où le magister se penchait, il partit en avant, et soit qu'il eût mal calculé son mouvement, soit que son corps fût engourdi par l'inaction, soit enfin que le charbon eût manqué sous son poids, il glissa sur la pente de la remontée et s'engouffra dans l'eau sombre la tête la première. La lampe qu'il tenait pour m'éclairer roula après lui et disparut aussi. Instantanément nous fûmes plongés dans la nuit noire, et un cri s'échappa de toutes nos poitrines en même temps. Par bonheur j'étais déjà en position de descendre, je me laissai aller sur le dos et j'arrivai dans l'eau une seconde à peine après le magister. Dans mes voyages avec Vitalis j'avais appris assez à nager et à plonger pour me trouver aussi bien à mon aise dans l'eau que sur la terre ferme; mais comment se diriger dans ce trou sombre? Je n'avais pas pensé à cela quand je m'étais laissé glisser, je n'avais pensé qu'au magister qui allait se noyer, et avec l'instinct du terre-neuve je m'étais jeté à l'eau. Où chercher? De quel côté étendre le bras? Comment plonger? C'était ce que je me demandais quand je me sentis saisir à l'épaule par une main crispée et je fus entraîné sous l'eau. Un bon coup de pied me fit remonter à la surface: la main ne m'avait pas lâché. — Tenez-moi bien, magister, et appuyez en levant la tête, vous êtes sauvé. Sauvés! nous ne l'étions ni l'un ni l'autre, car je ne savais de quel côté nager: une idée me vint. — Parlez donc, vous autres, m'écriai-je. — Où es-tu, Remi? C'était la voix de l'oncle Gaspard; elle m'indiqua ma direction. Il fallait se diriger sur la gauche. — Allumez une lampe. Presque aussitôt une flamme parut; je n'avais que le bras à allonger pour toucher le bord, je me cramponnai d'une main à un morceau de charbon, et j'attirai le magister. Pour lui il était grand temps, car il avait bu et la suffocation commençait déjà: je lui maintins la tête hors de l'eau et il revint bien vite à lui. L'oncle Gaspard et Carrory, penchés en avant, tendaient vers nous leurs bras, tandis que Pagès, descendu de son palier sur le nôtre, nous éclairait. Le magister pris d'une main par l'oncle Gaspard, de l'autre par Carrory fut hissé jusqu'au palier, pendant que je le poussais par derrière. Puis quand il fut arrivé, je remontai à mon tour. Déjà il avait retrouvé sa pleine connaissance. — Viens ici, me dit-il, que je t'embrasse, tu m'as sauvé la vie. — Vous avez déjà sauvé la nôtre. — Avec tout ça, dit Carrory, qui n'était point de nature à se laisser prendre par les émotions pas plus qu'à oublier ses petites affaires, — ma botte est perdue, et je n'ai pas bu. — Je vais te la chercher, ta botte. Mais on m'arrêta. — Je te le défends, dit le magister. — Eh bien! qu'on m'en donne une autre, que je rapporte à boire, au moins. — Je n'ai plus soif, dit Compayrou. — Pour boire à la santé du magister. Et je me laissai glisser une seconde fois, mais moins vite que la première et avec plus de précaution. Echappés à la noyade, nous eûmes le désagrément, le magister et moi, d'être mouillés des pieds à la tête. Tout d'abord nous n'avions pas pensé à cet ennui, mais le froid de nos vêtements trempés nous le rappela bientôt. — Il faut passer une veste à Remi, dit le magister. Mais personne ne répondit à cet appel, qui, s'adressant à tous, n'obligeait ni celui-ci, ni celui-là. — Personne ne parle? — Moi, j'ai froid, dit Carrory. — Eh bien, et nous qui sommes mouillés, nous avons chaud! — Il ne fallait pas tomber à l'eau, vous autres. — Puisqu'il en est ainsi, dit le magister, on va tirer au sort qui donnera une partie de ses vêtements. Je voulais bien m'en passer. Mais maintenant je demande l'égalité. Comme nous avions déjà été tous mouillés, moi jusqu'au cou et les plus grands jusqu'aux hanches, changer de vêtements n'était pas une grande faveur; cependant le magister tint à ce que ce changement s'exécutât, et favorisé par le sort, j'eus la veste de Compayrou; or, Compayrou ayant des jambes aussi longues que tout mon corps, sa veste était sèche. Enveloppé dedans, je ne tardai pas à me réchauffer. Après cet incident désagréable qui nous avait un moment secoués, l'anéantissement nous reprit bientôt, et avec lui les idées de mort. Sans doute ces idées pesaient plus lourdement sur mes camarades que sur moi, car tandis qu'ils restaient éveillés, dans un anéantissement stupide, je finis par m'endormir. Mais la place n'était pas favorable et j'étais exposé à rouler dans l'eau. Alors le magister voyant le danger que je courais, me prit la tête sous son bras. Il ne me tenait pas serré bien fort, mais assez pour m'empêcher de tomber, et j'étais là comme un enfant sur les genoux de sa mère. C'était non seulement un homme à la tête solide, mais encore un bon cœur. Quand je m'éveillais à moitié, il changeait seulement de position son bras engourdi, puis aussitôt il reprenait son immobilité, et à mi-voix il me disait: — Dors, garçon, n'aie pas peur, je te tiens; dors, petit. Et je me rendormais sans avoir peur, car je sentais bien qu'il ne me lâcherait pas. Le temps s'écoulait et toujours régulièrement nous entendions les bennes plonger dans l'eau.
VI Ïîèñê ïî ñàéòó: |
Âñå ìàòåðèàëû ïðåäñòàâëåííûå íà ñàéòå èñêëþ÷èòåëüíî ñ öåëüþ îçíàêîìëåíèÿ ÷èòàòåëÿìè è íå ïðåñëåäóþò êîììåð÷åñêèõ öåëåé èëè íàðóøåíèå àâòîðñêèõ ïðàâ. Ñòóäàëë.Îðã (0.139 ñåê.) |